Le 6 octobre éclate une nouvelle guerre arabo-israélienne. Aux
premiers jours du conflit, les troupes égyptiennes réalisent des
prouesses : elles traversent le canal de Suez et détruisent la ligne Bar
Lev, une fortification présumée imprenable. Les jours suivants, les
Etats-Unis fournissent Israël en images satellitaires et approvisionnent
sans discontinuer ses armées. Les pays arabes se solidarisent de
l’Egypte et de la Syrie et déclenchent la « guerre du pétrole » ; les
prix du baril, inférieurs alors à un dollar, sont multipliés par quatre ;
l’Occident s’en alarme ; des menaces sont proférées contre les pays
producteurs arabes ; on agite même le spectre d’une intervention
nucléaire.
Bennabi se trouve depuis le mois de septembre dans un
hôpital parisien, la Pitié-Salpêtrière, le plus souvent dans le coma. On
a diagnostiqué une prostate métastasée. On l’avait difficilement
autorisé à quitter l’Algérie alors que ses proches voulaient l’évacuer
en France dès le mois de juillet. Les médecins avisent sa famille que
plus rien ne pouvant être fait pour lui, il vaut mieux le rapatrier. Le
31 octobre, il décède en son domicile. Le lendemain, sa dépouille est
transportée à la mosquée de l’Université d’Alger où est célébrée la
prière des morts à laquelle participe l’auteur de ces lignes. Un très
long cortège porte sa dépouille jusqu’au cimetière de Sidi M’hamed à
Belcourt où il est enterré à côté de Aly al-Hammamy et du Dr. Khaldi.
Non loin, se trouve la tombe de Cheikh Bachir al-Ibrahimi, décédé en mai
1965. Le lendemain du décès, c’est à peine si un petit entrefilet en
bas de page a été publié dans la presse officielle algérienne pour
annoncer la nouvelle[1].
Parce qu’il a deviné précocement que sa
vie allait être pénible, lourde à porter, Bennabi s’est très tôt
intéressé à la mort : il l’a souhaitée en quittant l’Algérie en 1934
après la mort de sa mère, quand le bateau qu’il a pris fut pris dans une
tempête. Il a espéré le déraillement du train qui le ramenait d’Italie
en 1936. Il a supplié le ciel de mourir d’une balle perdue ou d’un obus
au cours des bombardements de l’Allemagne en 1943 où il travaillait dans
une usine. Il s’est procuré une arme à feu en 1947 pour on ne sait quel
usage. Il a constitué des stocks de médicaments avec l’intention de
s’empoisonner. Il a dressé en 1951 une potence pour se pendre, mais ni
il pût jamais surmonter l’interdit religieux du suicide, ni le ciel ne
voulût exaucer ses prières. Finalement, il est mort à petit feu, tué
lentement par la colonisabilité, la lutte idéologique, la boulitique et
la maladie.
Il a été la victime expiatoire d’une époque de grands
conflits et d’une nation ignorante. Il est mort en combattant solitaire
sur un front invisible où les armes ne font pas de bruit. Il est mort
avec une plus grande peur pour son œuvre, ses manuscrits et ses Carnets,
que pour sa vie. Il avait consigné dans une note du 9 mai 1969 : « Je
suis certain que la haine bestiale que je sens autour de moi ne
s’éteindra pas même avec ma mort. Je sens qu’après ma mort, Mr. X
cherchera la moindre trace de mes écrits (surtout les Carnets dont il
connaît l’existence), même dans les tripes de mes enfants pour effacer
toute trace de ma pensée ». Il a résisté au moyen de sa culture, de sa
puissance de raisonnement, de sa rationalité, de sa foi, de sa plume,
jusqu’à ce que la Providence veuille bien le rappeler… Il était
profondément pénétré de l’idée que sa vie correspondait à une mission et
qu’il était prédestiné à remplir le devoir pour lequel il a été conçu.
Il en avait une conscience aiguë, lui qui écrivait en 1956 dans ses
Carnets : « Je suis un atome engagé entre des forces colossales ; mais
un atome nécessaire au mouvement de la roue de l’Histoire. »
Sa
présence sur la terre ne pouvait être l’effet d’un hasard, une simple
étendue de temps, elle avait forcément un sens, elle devait être dévouée
à une cause. S’il n’a pas écrit « Le livre proscrit » dont il eut
l’inspiration à l’âge de vingt ans, il a mené de bout en bout la vie
d’un proscrit. Les années les plus dures ont été pour lui qui ne vivait
et ne respirait qu’à travers l’écriture, celles de l’indépendance où
c’était son pays, son gouvernement, qui l’empêchaient de penser, et en
tout cas de publier. A l’exception du premier volume de ses Mémoires
(l’Enfant) et de trois plaquettes[2], aucun de ses ouvrages n’a été
édité en Algérie entre 1962 et 1989, année où fut levé le monopole
étatique de l’édition. Depuis 1968, il ne pouvait plus publier quoi que
ce soit dans la presse à l’exception d’une présentation d’un livre de
Pierre Rossi, « Les clés de la guerre » dans le quotidien « El-Moudjahid
». Il s’est alors rabattu sur des moyens de fortune comme « Que sais-je
de l’islam ?», assemblage de quelques feuillets ronéotypées, distribué
en quelques dizaines d’exemplaires, qu’il ne dédaignait pas cependant,
comme les premiers hommes quand ils écrivaient sur des omoplates ou des
peaux de bêtes.
Dans « Le gai savoir »[3] Nietzsche a écrit : «
Ce n’est qu’après la mort que nous parvenons à notre vie et devenons
vivants, oh très vivants ! nous autres hommes posthumes ». Il n’y a
aucun doute que Nietzsche vit toujours, plus vivant que jamais, dans
toutes les universités et les littératures du monde. Peut-on en dire
autant de Bennabi ? A la différence de Nietzsche, esprit puissant apparu
au XIXe siècle dans une Europe ascendante et une Allemagne réunie qui
ont toujours honoré leur élite et porté leurs penseurs sur les fonts
baptismaux, lui, est né dans un pays colonisé et fut tout de suite perçu
comme un danger aussi bien par ses adversaires que par les siens, même
si les raisons différaient des uns aux autres. Plus d’une fois, lors de
ses séminaires, il a laissé tomber d’un air énigmatique : « Je
reviendrai dans trente ans ».
Trois ans après sa mort, l’Algérie
entreprend de se donner un cadre institutionnel fondé sur le parti
unique. Depuis le renversement de Ben Bella en 1965, le pays a été
gouverné sans constitution et sans représentation parlementaire. Le
pouvoir autorise pour quelques semaines un débat national pour discuter
du nouveau cadre légal fait d’un projet de « charte nationale », d’un
projet de constitution et d’une élection présidentielle. Profitant de
cette brève liberté d’expression, je regroupe et publie avec deux
condisciples sous le titre « Les grands thèmes » cinq textes de Bennabi
accompagnés d’une préface et d’un appareil d’annotations pour en
faciliter la lecture[4]. Le choix était en rapport avec les questions
soulevées par le débat national. C’est en achetant ce livre dans une
librairie d’Alger qu’un Américain en poste à Alger, David Johnston,
découvre Bennabi. Je ferai sa connaissance en 2003 et le mettrai en
relation avec son compatriote Allan Christelow. Omar Kamel Meskawi, que
je ne connaissais alors que de nom, édita, après l’avoir traduit en
arabe, ce livre à Damas quelque temps après. Deux ans après, le
président Boumediene décédait d’une mystérieuse maladie.
Au début
des années quatre-vingt, les prix du pétrole atteignent de hauts
niveaux, les programmes d’importation déversent sur le marché algérien
produits électroménagers et alimentaires subventionnés par
l’Etat-providence, les futurs animateurs de l’islamisme investissent
discrètement le champ des activités publiques, les universités et les
mosquées, le groupe Bouyali se prépare à l’action armée où vont fourbir
leurs armes les futurs chefs du terrorisme, le pouvoir prépare le
prochain congrès du parti unique, le nom de Malek Bennabi a complètement
disparu… En 1984, le président Chadli Bendjedid lui décerne à titre
posthume la médaille de l’Ordre national du mérite en même temps qu’à
une centaine d’autres personnalités algériennes de tous bords vivantes
ou décédées (dont Ferhat Abbas). Le pays vogue inconscient sur une mer
étale de pétrole quand une brusque chute des cours ramène les ressources
en devises à un niveau tel qu’il n’est plus possible de financer le
farniente national. En octobre 1988, le système politique et économique
inspiré du modèle soviétique s’effondre dans une ambiance d’émeutes. Le
président Chadli essaye de le réformer in extrémis, mais ne s’y étant
pas vraiment résolu, il est emporté par les vagues déchaînées du
mécontentement populaire, et l’ascension fulgurante des mouvements
islamistes… Les évènements déclenchés vont causer la mort de centaines
de milliers d’Algériens et occasionner au pays des dégâts de plusieurs
dizaines de milliards de dollars, retardant son développement de
plusieurs lustres.
Avec le multipartisme et la liberté
d’expression au début des années quatre-vingt dix le nom de Bennabi est
de nouveau prononcé dans les journaux, en liaison surtout avec la
fondation du « Parti du Renouveau Algérien » par l’auteur de ces lignes.
Des journalistes nationaux et étrangers viennent au siège du parti et
demandent à en savoir davantage sur l’homme dont il s’inspire. C’est
ainsi que j’ai reçu en 1991 la chercheuse allemande Siegrid Faath à qui
j’ai parlé de Bennabi pendant de longues heures. Quelques mois plus
tard, elle publiait dans une revue de Hambourg[5] une étude intitulée «
Malek Bennabi, écrivain politique, critique social, visionnaire d’une
civilisation islamique dans l’Algérie colonisée et indépendante ».
Un peu plus tard, on se met évoquer le nom de Bennabi pour qualifier un
courant apparu à l’intérieur du « Front islamique du salut ». Dans les
milieux opposés à l’islamisme, on y voit la preuve que Bennabi est le «
fondateur de l’islamisme algérien ». Ce qu'on a nommé la «Djaz'ara»
(tendance dite « algérianiste » au sein du FIS) n'est qu'un mythe, une
mystification, car jamais Bennabi n'a, ni n'aurait pu, par les
dispositions de sa vie et de sa pensée inspirer un discours populiste
(la boulitique), susciter une action violente, ou soutenir l’idée d’un
Etat théocratique. Le mouvement islamiste algérien dans toutes ses
nuances ne s'est jamais formellement revendiqué de la pensée de Malek
Bennabi, même si quelques uns de ses représentants ont fait quelques
apparitions à son domicile entre les années 1964 et 1973, c’est-à-dire
plusieurs décennies avant l’émergence du radicalisme islamiste en
Algérie.
Ce qu’il faut par contre concéder, c’est que le
populisme des « Frères musulmans » et la démagogie des tribuns
islamistes égyptiens ou autres ont été plus forts que l'élitisme de
Bennabi. L'islamisme apparu en Algérie peut être qualifié d’égyptien,
iranien, afghan ou salafiste mais n’a rien à voir avec les idées de
Bennabi qui n'était que pondération, humanisme et rationalité.
L'hostilité que lui ont vouée jusqu'à sa mort les marxistes et les
populistes se justifiait par le barrage à leurs idées qu'il avait
constitué tout au long de sa vie. Les partisans de cette idéologie lui
avaient fait auparavant un procès en nationalisme en déformant le
concept de colonisabilité créé par lui pour exprimer une idée qui
remonte à l'Antiquité. Les orientalistes français l’ont tenu dans la
même hostilité en raison de son parcours général et de deux ouvrages «La
lutte idéologique dans les pays colonisés», et «L’œuvre des
orientalistes et son influence sur la pensée musulmane moderne» qu'il
leur a consacrés.
Il est possible de dire qu’aucun profit n’a été
tiré des analyses, des propositions, des prémonitions et des mises en
garde de Malek Bennabi ni en Algérie ni dans le reste du monde musulman.
En Algérie, le mouvement national ne s’intéressait pas à la Renaissance
mais à la revendication politique. Finalement, c’est lui qui a imposé
la décision et c’est ce qui explique les problèmes dans lesquels se
débat encore l’Algérie. Bennabi n'a pas prêché des dogmes qui enflamment
les esprits, mais enseigné des méthodes de raisonnement. Toute sa vie
il a été un opposant au colonialisme, à la colonisabilité, à
l'assimilation, à la boulitique, au zaïmisme, au populisme, à
l'économisme… Il était à contre-courant de toutes les tendances qui ont
traversé le monde musulman au cours du dernier siècle. Comment dès lors
aurait-il pu être honoré par les siens? On peut comparer Bennabi à un
éclaireur qui, parti en reconnaissance pour trouver le chemin du salut a
la surprise, en se retournant, de découvrir que non seulement la masse
ne l’a pas suivi mais qu’elle est partie dans une autre direction,
rappelant l’épisode de Moïse qui, monté sur le mont Sinaï pour ramener
la vérité au peuple hébreu le trouva à son retour vautré dans le culte
du Veau d’or.
Plus d’une fois dans l’histoire on a vu un homme
sauver à lui seul une nation, comme il est arrivé dans plus d’un cas que
toute une nation ne produise pas un seul grand homme. Le monde musulman
qui percute un mur à chacun de ses mouvements, semble incapable de
tirer de ses flancs un visionnaire pour éclairer son chemin dans le
monde actuel. Trompés par les mouvements politiques revendicateurs et
les discours idéologiques illusoires, encadrés par la classe des pseudos
hommes de religion, les peuples musulmans ont suivi en rangs serrés les
pas des « zaïms » et des « chouyoukhs » qui leur ont fait perdre au
cours des deux derniers siècles toutes les batailles, tous les paris,
toutes les occasions. Aujourd’hui, toute lumière s’est éteinte. On ne
sait plus quel chemin prendre, on ne sait pas où aller et, ainsi que le
dit Sénèque, « il n’est pas de bon vent pour celui qui ne sait pas où il
va ».
En une matinée, celle du 11 septembre 2001, le monde
musulman a basculé dans une situation où l’islam est devenu l’ennemi
public international numéro un. Depuis ce jour, les dirigeants les plus
influents du monde se sont lancés dans l’élaboration de stratégies de
redistribution des cartes dans lesquelles le monde musulman n’est plus
un sujet mais un objet mis en quarantaine. Les soi-disant élites des
pays musulmans sont une nouvelle fois tétanisées, incapables de
réactualiser la moindre pensée ou d’imposer la moindre idée de
changement. Comme à l’accoutumée, ce sont les « hommes de religion » qui
sont réclamés sur les chaînes de télévision pour entonner le
sempiternel discours de l’islam assiégé et des musulmans « meilleure
communauté sortie parmi les hommes ». Ainsi sont faites les masses
musulmanes et tels sont les courants défavorables que Bennabi a
rencontrés dans une aire culturelle où on ne voyait en lui ni un « alem »
typique, ni une autorité habilitée à parler de religion, ni un tribun
tel qu’en raffolent les foules, ni un propagandiste assermenté et
asservi par le pouvoir. Tel devait être finalement le destin d’un homme
soucieux d’indépendance de sa pensée, conscient des charges qui pèsent
sur un témoin au regard de Dieu et identifié par la « lutte idéologique »
comme un ennemi.
Paradoxalement, c’est dans ce contexte que la
pensée de Bennabi peut encore trouver son utilité. Certes, il est plus
facile de croire à un discours que d’assimiler une pensée, on succombe
plus facilement à un prêche enflammé qu’à un raisonnement froid, et
écouter n’oblige pas au même effort que lire et comprendre. Un regain
d’intérêt pour les idées de Bennabi s’est fait jour un peu partout dans
le monde au cours de la dernière décennie. Ses livres, dont quelques uns
ont été traduits en anglais, espagnol, ourdou, turc, persan, malaisien,
etc, sont fréquemment réédités. Un grand nombre de thèses de magistère
ou de doctorat sont régulièrement consacrées à sa pensée dans diverses
universités d’Afrique, d’Asie, d’Europe et d’Amérique. Des colloques lui
ont été consacrés par l’université de Kuala Lumpur (Malaisie) en 1991,
par l’université d’Oran (Algérie) en 1992, par le Haut Conseil Islamique
en 2003 à Alger, par l’université islamique de Constantine en 2005 et
celle de Béjaïa en 2014.
Mais le plus remarquable est l’intérêt
qu’ont commencé à lui porter des universitaires hors de la sphère
islamique comme les Américains Allan Christelow et David Johnston et
l’Allemande Siegrid Faath. Celle-ci le décrit comme « un combattant
solitaire, provocateur, ne reculant devant aucune critique
inconfortable, prêt à assumer en tant qu’individu les conséquences de
ses activités ». Christelow estime de son côté qu’il est « un des plus
productifs écrivains de l’Algérie du XXe siècle. Son œuvre est connue au
Moyen-Orient et en Europe aussi bien qu’au Maghreb. Cependant, il est
un auteur auquel on se réfère et qu’on cite en passant mais qu’on
n’étudie pas systématiquement… Le lecteur européen et américain
comprennent mieux ses écrits que ceux d’autres penseurs musulmans très
connus comme Ali Shariâti ou Sayyed Qotb… Il a essayé de comprendre la
civilisation islamique comme faisant partie d’une plus large
civilisation mondiale… La recherche des intellectuels musulmans des
voies et moyens pour concilier l’islam et la modernité peuvent susciter
un intérêt pour les idées de Malek Bennabi. »
Le chercheur
américain est parmi ceux qui, relisant Bennabi à la lumière des données
du monde actuel, se rendent compte que sa pensée est plus actuelle que
jamais : « Aujourd’hui que les conflits du Moyen-Orient prennent une
nouvelle tournure et une nouvelle intensité et que la solution semble
introuvable, nous avons besoin de voix et d’idées fraîches comme celles
de Bennabi… Les idées de Bennabi sont d’une importance éclatante dans ce
début du XXI° siècle… L’effort de diffuser ses idées et l’exemple de sa
vie, d’inspirer la discussion et la recherche sur lui en vaut la peine.
» Dans sa première étude[6], il peinait à lui trouver une place dans
les catégories utilisées habituellement pour les intellectuels musulmans
et écrivait : « La classification politique qu’on trouve le plus
fréquemment en Occident comme libéral, radical, nationaliste, marxiste
ou fondamentaliste islamiste, ne convient pas pour classer Bennabi. Il
n’est pas à proprement parler un penseur politique, mais plutôt un
penseur social et surtout culturel ». Aussi le baptise-t-il « penseur
œcuméniste ».
Dans la seconde[7], il semble avoir atteint un
autre palier dans l’approfondissement de la pensée bennabienne : « Malek
Bennabi a travaillé pendant une trentaine d’années à établir non
seulement les fondements d’un renouveau islamique, mais aussi les bases
d’une compréhension entre civilisation et foi… Il a essayé de comprendre
la civilisation islamique comme faisant partie d’une plus large
civilisation mondiale». Christelow tente dans ce dernier texte
d’explorer les pistes qui pourraient relier la pensée de Bennabi aux
perspectives américaines en matière de rapports entre civilisations et
mondialisation.
Le professeur Michel Barbot (Amin Abdulkarim) a
dit de lui devant le colloque d’Alger en octobre 2003 : « Malek Bennabi a
traversé les trois-quarts du XX° siècle en partageant le destin de son
peuple, pour le pire et pour le meilleur. Avec tant d’autres Algériens,
il a subi dans sa jeunesse les privations que la mission ethnographique
Tillon-Rivière dans les Aurès allait observer dans les années trente, et
il a souffert l’injustice sociale qu’Albert Camus allait ensuite
dénoncer dans ses « Actuelles »… A sa manière humaniste qui n’exclut pas
une grande fermeté d’expression, il a peu à peu construit les
linéaments de l’algérianité moderne. Non pas en opposant et substituant
un passé mythique aux réalités cruelles du moment, moins encore en
prêchant par la violence un retour stérile à un passé idéalisé, qui n’a
sans doute jamais existé et de toute façon révolu, mais en analysant
patiemment, lucidement, sans compromission ni démagogie, les rapports
conflictuels entre ce qu’il appelle l’axe Washington-Moscou et l’axe
Tanger-Djakarta…
Faut-il souligner combien ces idées s’appliquent
hélas parfaitement à la situation qui pèse aujourd’hui sur une humanité
recrue d’épreuves et d’injustices. A son époque tout aussi douloureuse
et inégalitaire, Malek Bennabi a tenu un langage de moraliste au sens le
plus noble et le plus profond. Il a défendu les droits des uns et des
autres, mais en les rappelant à leurs devoirs respectifs. En relisant
certaines de ses vingt et quelques publications, on est frappé par son
absence de manichéisme, son refus de toute apologie des uns et de toute
condamnation aveugle de l’Autre. Son mérite et son courage furent
d’autant plus grands qu’il diffusait ces idées – porteuses d’espérance,
de dignité, de restauration nationale, et donc de futures
réconciliations – entre 1945 et 1962. Sa lucidité et son objectivité ont
surmonté tout cela et appelé à un dialogue des civilisations… Les
valeurs courageuses d’écoute et de synthèse défendues par Malek Bennabi
restent valables pour le dialogue Islam-Occident. [8]»
Bennabi a
voulu être un philosophe des Lumières pour le monde musulman et le
doctrinaire de sa renaissance ; il a espéré être reconnu comme le
théoricien de l’afro-asiatisme ; il s’est offert d’être l’historien de
la Révolution algérienne, puis à la libération l’idéologue de sa
reconstruction, mais on a préféré à ses idées le baâthisme, le marxisme,
le populisme, l’islamisme… Ce sont d’autres noms, selon la mode du
moment, qui ont été portés aux nues : ceux de Frantz Fanon, de Michel
Aflak, de Mawdudi, de Sayyed Qotb, pour ne parler que des morts. Ces
idéologies envoûtantes auxquelles ils sont liés se sont dissipées comme
un enchantement alors que les idées de Bennabi démontrent dans la
situation actuelle du monde leur validité, leur utilité et leur
pérennité. Non pour hier, mais pour maintenant, pour aujourd’hui et
demain.
Il était plus proche de Jung et de son « énergie vitale »
que de Freud et de sa « libido », il était plus en phase avec la
spiritualité de Keyserling qu’avec le déterminisme de Spengler ; il se
serait reconnu plus volontiers dans Confucius que dans Lao Tseu, dans
Socrate que dans Bouddha. Si, par l’âme, il était un musulman de la plus
belle trempe, il était par la raison, l’esprit le plus rationnel que le
monde musulman post-almohadien ait connu. Lui-même n’aimait se définir
que comme un « honnête homme » dans le sens que donnaient à ce mot les
Français du siècle des Lumières. Son œuvre est originale par l’esprit
méthodique qui la caractérise, par le style clair et dépouillé qui lui
donne une fraîcheur cristalline, par son net penchant pour la
démonstration et la pédagogie, par ses vues annonciatrices des lignes
d’évolution du monde, et surtout par son infini humanisme…
Il a
enrichi les sciences sociales d’une meilleure compréhension de la
psychologie et de la sociologie musulmanes et fourni une interprétation
originale de l’histoire de l’islam. Dans l'histoire de la pensée il
aurait été classé parmi les tragiques s'il avait été Grec, parmi les
penseurs vitalistes aux côtés de Fichte, Nietzsche et Spengler s'il
avait été Allemand ; Français, il aurait été rangé avec Durkheim et
Comte ; musulman, il est l'égal d'Ibn Khaldoun. Algérien, il est le
premier numéro d'une série qui n'existe pas encore, le précurseur d'un
mouvement intellectuel qui n'a pas encore vu le jour et dont la mission
serait de réaliser la synthèse des valeurs de l'islam et de l'esprit
universel dont il avait tant rêvé. Il a été l’ « occidentaliste »
musulman le plus compétent. Médiateur entre la civilisation de l’islam
et celle de l’Occident, entre l’islam et l’hindouisme, il est de tous
les penseurs musulmans des deux derniers siècles celui qui a proposé la
vision de l’islam la plus compatible avec le sens de l’histoire.
Il le savait tranquillement, lui qui écrivait dans une note du 25
octobre 1959 : « Mes idées représentent un effort d’adaptation de la
pensée islamique au monde moderne. Je pense que dans cette voie personne
n’a fait quelque chose avant moi ». A l’instar des grands éducateurs de
l’humanité il a prêché et enseigné le Bien chez lui, dehors, à
l’étranger, partout où la parole lui fut proposée. Seul dans la mêlée de
son temps, à nul autre pareil dans son aire culturelle, indifférent aux
récompenses qu’on lui faisait miroiter en échange de son «
encanaillement », il assuma sa condition jusqu’au bout. Ces vers de
Nietzsche peuvent lui être appliqués : « Oui, son regard est sans envie ;
Il se soucie peu de vos honneurs ; Il a l’œil de l’aigle, il regarde au
loin ; Il ne vous voit pas, il ne voit que des étoiles »[9].
N.B
[1] Cet entrefilet de la taille d’une petite annonce était ainsi rédigé
: « Le penseur musulman algérien Malek Bennabi s’est éteint hier soir
en son domicile à la suite d’une longue maladie. Les obsèques auront
lieu le 2 novembre à 14H, après la prière du vendredi. La levée du corps
s’effectuera au 50 Avenue Franklin Roosevelt, Alger. M. Bennabi est
connu pour ses nombreux ouvrages, parmi lesquels il faut signaler
particulièrement : « Conditions de la renaissance », « Vocation de
l’Islam », « Le problème des idées dans le monde musulman ».
[2] « Perspectives algériennes », « Islam et démocratie » et « L’œuvre des orientalistes ».
[3] Ed. Gallimard, Paris 1950.
[4] Il s’agit des textes constituant « Perspectives algériennes », «
Islam et démocratie » et « l’œuvre des orientalistes et son influence
sur la pensée musulmane moderne ».
[5] Wukuf.
[6] « Un humaniste du XX° siècle : Malek Bennabi ».
[7] « Malek Bennabi et les frontières culturelles de l’ère globale ».
[8] « Occident et vocation de l’islam chez Malek Bennabi ».
[9] « Le gai savoir ».
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